Une jeunesse allemande

 

Une jeunesse allemande, récipiendaire du Prix International de la SCAM au dernier Cinéma du Réel, s'ouvre sur des paroles de Jean-Luc Godard : « Peut-on encore faire des images en Allemagne ? On verra si oui ou non », comme une apostrophe lancée au spectateur, remettant le film de Jean-Gabriel Périot entre ses mains. Cette phrase introductive aurait presque une valeur prophétique tant Une jeunesse allemande, même après plusieurs visionnages, continue à résister et à ouvrir de nouveaux questionnements. Démarrer sous l'égide de Godard, c'est se placer dans une filiation d'une façon d'aborder le montage comme une matière à penser, ou, comme chez Deleuze, de matérialiser le passage du temps par le mouvement. Pour Périot, le montage d'archives ne donne pas tant à installer une chronologie (qu’il déroule entre 1965 et 1975), qu'à représenter des flux et des entrechoquements qui, en formant des contrastes, libèrent justement des espaces de pensée.

 

Romanesque historique et tragique

Parti du désir de réaliser un film portant sur une jeunesse en rébellion, Périot s'est fixé sur celle d'Allemagne pour plusieurs raisons. Le premier déclencheur fut qu'elle produisit beaucoup d'images - ce qui fut beaucoup moins le cas concernant, par exemple, les Brigades rouges en Italie. Le premier mouvement - au sens musical du terme - d'Une jeunesse allemande se fonde sur un parallélisme entre les émissions télévisées où intervient Ulrike Meinhof (éditorialiste vedette de la revue d'extrême gauche Konkret et plus tard membre de la Fraction Armée Rouge) et la naissance de la DFFB (Deutsche Film- und Fernsehakademie Berlin), où l'on suit bientôt, notamment sous l'impulsion d’Holger Meins, ce mot d'ordre du collectif Rosta Kino: faire politiquement un cinéma politique. Le choix de Périot émane aussi du fait que l'Allemagne n'est autre que la patrie du romantisme, dont il perçut de nombreux échos dans cet engagement radical de la jeunesse, un absolu désespéré incluant la mort - le sacrifice au nom d'un idéal. Il n'hésite d 'ailleurs pas à dessiner à partir de ces jeunes gens le destin de figures héroïques mais aussi tragiques; ceci est particulièrement prégnant concernant la trajectoire d'Ulrike Meinhof. C'est à ce titre que le cinéaste fait fictionner » ses personnages, les incluant dans une ample construction romanesque.

Le premier mouvement du film montre comment, à la fin des années 1960 en RFA, d'une nation encore plombée par l'ombre du nazisme, va émerger une jeunesse enchaînée à cet héritage sclérosant, et qui va chercher à ouvrir de nouvelles luttes. En se focalisant progressivement sur ce groupe d'étudiants en cinéma qui deviendra par la suite la Fraction Armée Rouge (connue également sous le sobriquet de « Bande à Baader »), Périot, par un montage concentrique qui passe du pluriel au singulier, met en tension les différentes énergies qui agitent la RFA. Cette mise en tension passe d'abord par la variété des régimes d'images qui cohabitent au sein de son film – images d'actualité, d'émissions de l'époque, des courts métrages du groupe Rosta Kino - délimitant clairement ainsi l'espace marginal accordé aux idéaux de la jeunesse de l'époque. Il n'y a qu'à voir comment, dans la disposition du plateau télévisé d'une émission politique, Ulrike Meinhof se retrouve littéralement face à un tribunal de notables pour défendre ses idées, préfigurant ainsi l’issue malheureuse que connaîtra son existence.

Ce mouvement initial porte le film pendant ses deux premiers tiers, par paliers successifs. La visite officielle du chah d'Iran Mohammad Reza Pahlavi en juin 1967 représente le véritable détonateur d'une révolte restée jusqu'ici souterraine, lorsque ses partisans s'en prendront à des manifestants sous l’œil de la police allemande, qui n'interviendra pas. Dès lors, le groupe Baader-Meinhof quitte progressivement le terrain de l'expression artistique (où l'on croise le regretté Harun Farocki) et de la lutte politique pour s'engager dans des actions plus violentes (notamment des incendies criminels de grands magasins), qui leur vaudront quelques condamnations, et ce malgré la défense acharnée de leur charismatique avocat, Horst Mahler. Par glissements souterrains, où les personnages disparaissent et réapparaissent en surface de la narration, Périot met en scène les mutations successives du groupe, qui basculera ensuite dans le terrorisme international, avant de finir en prisonniers d'Etat, puis martyrs. Ces transformations éclairent évidemment les luttes terroristes d'aujourd'hui, ces troublants échos se produisent particulièrement dans le mouvement final, lorsqu’il n'y a plus ni contradictions ni contradicteurs en face des tenants de l'ordre étatique lancés dans la surenchère, et où la réaction le dispute au réflexe réactionnaire.

 

Destin des images

Des jeunes qui s'opposent à un État autoritaire, basculent dans une violence qui frappe les civils et servent in fine à justifier le retour à l'autoritarisme de l'État. Le film forme une boucle, un retour à un constat initial, presque comme une répétition sans fin des mêmes troubles de l'Histoire, ainsi qu'il figure une récupération des événements par les images elles-mêmes. C'est notamment par les références régulières au nazisme - images d'une époque qui impriment encore la rétine des habitants de la RFA – que le film montre comment cet « impensé des images » vient paralyser un pays tout entier, et lui faire accepter la main de fer de l'autorité. Par exemple, à travers un plan de coupe assez saisissant, présentant une vue générale de l'intérieur du Bundestag (équivalent de l'Assemblée nationale en Allemagne) qui rappelle les sombres heures de l'ordre de l'Aigle allemand, Périot vient rappeler comment cette chape de plomb pèse aussi sur les images officielles. Sur ce point, également, Une jeunesse allemande trace un parallèle déroutant avec le monde d'aujourd’hui, où la menace d'un libéralisme sauvage tient les peuples enchaînés, mais le film ne s'affirme pas pour autant comme donneur de leçons.

Dans ses films courts fondés sur le montage d'archives (Eût-elle été criminelle…, 200000 fantômes, The Devil), Périot pratique de multiples formes d’interventions (arrêts sur images, accélérés, ralentis, recadrages ... ) que l'on ne : retrouve pas ici. Une jeunesse allemande témoigne de façon évidente d'une humilité et d’un profond respect à l'égard de son matériau. Les images sont là pour ce qu'elles sont, Périot ne vise pas à en déplacer le sens (à noter que les déplacements de sons sont également rares, même si l'on en suppose quelques uns). Il cherche avant tout à construire avec ces images une narration « classique » - sans renoncer, bien sûr, au potentiel dialectique du montage. Périot entrelace en fait un double récit : celui d'une révolte et de la vie des images liées à celle-ci. Les lignes, qui avancent parallèlement (apparition télévisuelles de Meinhof/agitprop au sein de DFFB) dans le premier mouvement, se rapprochent et finissent par se joindre dans ce que l'on peut considérer comme le second mouvement d’Une jeunesse allemande.

Ces images s'attachent alors à fonder une utopie artistique, intellectuelle et politique passant par les moyens cinématographiques. Image et idéologie révolutionnaires s'épousent dans une profusion de formes (farceuses, réflexives, actionnistes, insurrectionnelles...) ; cette contrereprésentation s'organise pour se dresser contre la norme audiovisuelle et médiatique - notamment le groupe de presse Springer, parangon d'un conservatisme poussiéreux. Une jeunesse allemande témoigne de ce foisonnement, mais prend acte de son extinction dans son troisième mouvement marqué par un violent ressac : les images informes où l'on découvre les monologues haineux de la parole d'État, mais aussi des actualités télévisées serviles. Cette structure ternaire d'Une jeunesse allemande - contestation et désinstallation du dispositif initial des images puis renormalisation - rappelle celle de Vidéogrammes d'une révolution (1992), où Harun Farocki et Andrei Ujica travaillaient avec les images télévisuelles et amateurs des événements survenus entre les 21 et 25 décembre 1989 en Roumanie.

Périot prend donc acte du triomphe de l'image médiatique normée et dominante, mais aussi de la disparition de toute forme de contre-représentation. La détermination froide de l'action violente s'est substituée au désir d'en découdre par les idées et l'invention formelle. Il n'en reste pas moins que le désir moteur du groupe Rasta Kino était à la base de relancer un cinéma en crise, et de s'en servir pour changer, sur le terrain des idées, le système et la société allemande en profondeur. Cette défaite de la pensée par soi et pour soi, littéralement remplacée, au sein du montage de Périot, par les images officielles de la télévision d'Etat représente l'envers de la violence déployée ensuite par la RFA. Étant sans nul doute en empathie avec les insurgés (et leurs images), Périot joue, comme souvent dans sa filmographie, sur une ambiguïté provocatrice. Mais il ne faut pas se tromper sur la nature de la mélancolie que diffuse Une jeunesse allemande. Il ne s'agit pas du regret de la défaite d'une révolution par les armes, mais celui de l'échec d'une utopie artistique et intellectuelle se nouant autour des moyens du cinéma. Cette utopie qui prend rapidement la forme d'une mémoire douloureuse se signalant par l'intégration de deux extraits du segment réalisé par Rainer W. Fassbinder dans le film collectif L'Allemagne en automne (1978) ; le cinéaste s'y met en scène et en crise, dans un état de doute, de panique et d'impuissance.

 

Arnaud Hée et Julien Marsa
Images documentaire 82/83
juillet 2015